Le chantier de la voie ferree, dans une region voisine du Yamal




Témoignages


À la fois un moyen d’acheminement des prisonniers aux camps et leur principal lieu de travail, la voie de chemin de fer était aussi le théâtre de diverses interactions entre les populations autochtones et les institutions du Goulag.


Iouri Petrovitch Iakimenko, ancien prisonnier du projet 501

Alors que nous roulions de nuit, le train s’arrêta sur une voie d’accès peu avant Vologda. À côté de nous se trouvait un campement de Tsiganes, eux aussi avaient été déplacés. En face de notre wagon, de vieux Tsiganes étaient assis autour d’un feu de camp. Nous nous mîmes à leur demander, à travers les barreaux de la fenêtre du wagon, de chanter ou de danser, en somme d’égayer nos cœurs. Nous insistions longuement, mais visiblement, ils n’avaient pas la tête à danser et restaient assis l’air maussade et triste. « Où est donc passé votre sang tsigane, gitan ? nous sommes-nous écriés. Si vous ne voulez pas danser pour les prisonniers, eh bien nous le ferons pour vous. Écoutez ça ! » Il y en avait deux dans notre wagon qui dansaient bien, alors tout le wagon se mit à chanter une tsiganochka , tandis qu’eux dansaient. Le son des pas sur le sol en bois résonnait comme sur une scène. Les gardes restaient silencieux, écoutant nos chamailleries ; eux aussi voulaient s’amuser. En entendant les deux danseurs, d’autres wagons se mirent à nous accompagner en fredonnant et se balançant. Quelques wagons s’engagèrent même dans la danse tsigane ; apparemment, elle seule pouvait égayer ces tristes hommes. Tout le monde ressentit une réelle joie, une joie qui nous encourageait nous et les autres. Les mères tsiganes avec leurs enfants, ainsi que de jeunes garçons s'approchaient du feu. Tous écoutaient comment les zeks chantaient et dansaient pour eux dans les wagons à bestiaux. Une fois la danse terminée, nous leur demandions à nouveau d’égayer nos cœurs. Un vieux tsigane barbu fit signe aux jeunes de danser. Deux d’entre eux se mirent à chantonner mollement « ne-ne-ne » et à faire claquer leurs bottes. Puis, les femmes se joignirent à eux, suivies de la vieille tsigane qui dansait et agitait sa poitrine. Alors, presque tout le campement s'enflamma. Depuis les wagons aussi, on chantait et on dansait avec eux ; même les gardes, même eux applaudissaient. C’était quelque chose d’invraisemblable, un énorme concert improvisé qu'on ne pourrait ni raconter ni décrire. Les âmes souffrantes se précipitaient naturellement sur la joie, oubliant toutes leurs peines. Nous oubliâmes l’espace d’un instant la faim, notre exil dans le Grand Nord, la souffrance et les tourments. Et quand notre convoi se remit en marche, les Tsiganes agitèrent leur main pour nous saluer. Depuis chaque wagon, des centaines de mains s’agitaient en retour en guise de remerciement pour ce moment qu'ils nous avaient offert. Emplis de joie, nous continuions notre route vers le camp de transit de la Petchora.
(I. P. Iakimenko, Dans les prisons et les camps, p. 85-86)


Ivan Khekovitch Salinder, éleveur de rennes de la région de Nadym

« Nous faisions paître notre troupeau juste à côté du tracé de la voie. Les gardiens s’étaient mis en tête d’abattre même nos rennes. Nous ne savions pas précisément qui faisait ça. Une fois en automne, à la fin septembre, alors que je traversais un pâturage, j’ai remarqué un tas de rennes abattus. Je me suis approché, mais il n’y avait personne. Visiblement, celui qui avait fait ça m’avait entendu arriver et avait pris la fuite. Il se trouva que le tracé de la voie passait à travers les pâturages les plus abondants. »
(V. N. Gritsenko, Le Yamal du Nord sous Staline, p.135 )


Extrait de l’ouvrage collectif L’Aujourd’hui blessé (1989), recueil de témoignages de femmes déportées.
(éditions Verdier, 1997, traduction Nathalie Pighetti-Harrison)


Situés au bord du Cercle Polaire, les camps de la République des Komis se sont tristement distingués dans l’abattage des arbres et l’assèchement des marais. Leur objectif : faire avancer la voie de chemin de fer, entre les villes de Kotlas, à l’Ouest, et Vorkhouta, à l’Est, réputée pour ses gisements de charbon. Lancé en 1946, le projet d’extension de la ligne, de Salekhard à Nadym, sera abandonné après la mort de Staline, en 1953. 

Revenons au début du vaste chantier de construction, du côté de Kotlas. Nous sommes en 1937. Khava Volovitch, une jeune Ukrainienne de 23 ans, correctrice dans un journal local, est condamnée à quinze ans de travaux forcés pour insolence.

Voici la description du travail de remblayage, par une femme modeste, dont la seule ambition était d’être une ouvrière exemplaire…

« Je ne rêvais à rien de plus qu’à être ouvrière dans une grande usine quelque part, ou même, à la limite de mes rêveries, d’une expédition en Arctique. C’était alors le rêve de presque toute la jeunesse. J’ai fait plus tard l’expérience de ceci, jusqu’à la nausée. Et de la taïga avec l’abattage des arbres, et du froid arctique.

Je fis onze prisons, avant d’être envoyée à Kotlas. Sortant du wagon, j’inspirai un air, tel que je n’en avais jamais respiré auparavant chez moi, dans ma terre natale. Il était tellement frais, pur et transparent, que l’on avait envie de le boire comme de l’eau. On dit qu’aujourd’hui, c’est une des villes les plus enfumées et les plus sales du Nord.

Dès le lendemain, on m’expédia sur le site de construction. A pied à travers la taïga. Le « vrai » travail commença. On nous envoya dans les marais retirer la couche de végétation. Cette couche épaisse de cinquante centimètres, imbibée d’eau argileuse des marais, nous la coupions en morceaux avec des pelles, dans l’eau jusqu’aux chevilles ou jusqu’aux genoux selon les endroits. Mes mains souffraient d’ampoules qui n’avaient pas eu le temps de cicatriser pendant la nuit, et qui étaient devenues rouges et s’étaient enflammées.

Le nouveau centre se distinguait de l’ancien en ce qu’il était, tout nouveau, flambant neuf. Mais les baraquements aux planches disjointes avaient été construits à toute vitesse. Des copeaux, des ordures traînaient partout. Pas le temps de nous reposer. Pas même d’avaler à toute vitesse une lavasse bouillie, on nous poussait tous au déblaiement du terrain.

Le soir, le répartiteur lisait les listes des brigades. Je n’attendais rien de bon pour moi, mais quelle ne fut pas ma surprise quand j’entendis qu’on m’affectait au central téléphonique ! Le travail le plus léger, le plus propre, et vraiment le plus « bête » qui soit !

Tous les matins, installée derrière l’appareil dans le poste de garde, j’assistais à la procédure de répartition du travail. La plupart des détenus souffraient du scorbut, bien qu’on fusse au milieu de l’été. La nourriture devenait plus mauvaise chaque jour. Souvent pendant trois jours il n’y avait même pas de pain.

Des taches rouges et dures au toucher, qui se transformaient rapidement en plaies suppurantes, apparurent sur nos jambes. Beaucoup ne pouvaient se lever des châlits le matin. On les traînait au poste de garde, comme des sacs à patates, en les bourrant de coups de pieds. Un cheval, attelé à des perches de traîneaux, était alors amené : on attachait le malade aux perches et on le traînait sur le sol jusqu’à ce qu’il rendît l’âme ou bien se tînt sur ses jambes. La plupart se mettaient debout.

J’avais peur. Peur et honte. Honte d’être assise dans le poste de garde avec des écouteurs aux oreilles, quand d’autres s’exténuaient sur les mottes de terre. Avec leurs dernières forces, ils montaient des mètres cubes de remblai et s’épuisaient sur le site, de fatigue, de chaleur et de faim, sous un immense nuage de grosses mouches insistantes qui dévoraient la chair par morceaux. Je savais que j’irai là-bas, là où ils étaient, mais je différais toujours le départ, comme un nageur diffère le saut dans l’eau froide.

C’est pourquoi, sans rien demander au répartiteur, je me tins un matin, près de la porte, dans le rang des femmes. Le répartiteur me regarda en se taisant, et m’inscrivit sur la liste. J’allais au travail avec toutes les autres sur le site.

La carrière, les brouettes, les pelles. Les zeks épuisés, couverts de plaies scorbutiques, et qui n’avaient pas la force de remplir même la moitié de la norme. Les dirigeants avaient pris une autre mesure contre les normes non remplies : on formait à même le site des brigades avec ceux qui étaient particulièrement en retard. Ils devaient rester sur le site, sans sommeil ni repos, pendant toute la nuit. Seule l’escorte changeait. Évidemment, le miracle n’avait pas lieu, les crevards n’avaient plus de force, et il n’y avait pas plus de mètres cubes. Chaque matin, on se mit à transporter des cadavres dans la zone.

Sur le site, chaque chose vint en son temps : le travail sous la chaleur torride et sous la pluie, dans le gel et dans le blizzard ; les ordres des surveillants, le brouet infect, les lambeaux déchirés et les visages verdâtres des zeks ; la construction de choc de la voie ferrée qui faisait la liaison du pays avec le pétrole et le charbon de Vorkhouta.

Le temps passait. La voie ferrée qui ensevelit sous elle plusieurs milliers d’hommes s’étendait sur des terres encore récemment couvertes de taïga vierge et de marais. Sous chaque traverse, un mort. C’est l’arithmétique des anciens prisonniers de camp. »