Evasions



Vestiges


Ecoutons Vadim Gritsenko et l’étudiante suisse Lou Marguet. Entretien enregistré le 16 Août 2019. Traduction Eric Hoesli.




Témoignages


Qui dit prison, dit évasion. I. K. Salinder, éleveur de rennes dans la région de Nadym, ainsi qu’I. D. Marmanov, A. P. Salanguine ou encore V. D. Bassovski nous racontent quelques-unes de ces fuites.


Ivan Dmitrievitch Marmanov, ancien prisonnier sur le projet 501 ayant vécu dans le camp de Chtchoutchi

« Il y avait des incidents de toutes sortes. Un Géorgien, l’ingénieur en chef du troisième secteur basé à Stary-Nadym, s’était fait couper les oreilles par un Nénètse. Voilà l’histoire : cet ingénieur était tombé amoureux d’une zek sans-escorte. Une fois, il alla à un de leur rendez-vous, mais pour qu’on ne le reconnaisse pas, il se déguisa en zek. Quelque part, un Nénètse l’aperçut et le prenant pour un fugitif il le blessa à la jambe. Ensuite, profitant de son impuissance, le Nénètse lui sectionna les deux oreilles et les apporta au chef de camp pour recevoir en guise de salaire une carabine, des munitions et de la farine comme cela avait été convenu.

Le chef à qui il présenta les oreilles y reconnut le grain de beauté de l’ingénieur, une caractéristique dont toute la section avait connaissance. Il se rendit en vitesse avec un attelage de rennes auprès du mutilé, mais celui-ci, ayant perdu trop de sang, avait déjà succombé.

Il arrivait que les Nénètses sectionnent même des mains. Mais cela ne se passait que très loin de la voie quand il n’y avait pas moyen de ramener le corps. »
(V. N. Gritsenko, Le Yamal du Nord sous Staline, p.174)


Vassili Dmitrievitch Bassovski, ancien prisonnier sur le projet 503 (Goulag d’Igarka puis d’Ermakovo)

« Du temps de ma détention, il y a eu quelques cas d’évasion, mais les fugitifs revenaient d’eux-mêmes. Où voulez-vous qu’ils aillent ? Nous étions entourés de marais et de moustiques ! Les tentatives d’évasion étaient cruellement punies : ils vous attrapaient, vous déshabillaient, vous ligotaient et vous jetaient en pâture aux insectes. Les prisonniers ne tenaient que deux-trois heures. »
(Projet N°503 (1947-1953) Documents. Documentation. Recherches., Fascicule 2, p. 128)


Alexeï Pavlovitch Salanguine, ancien prisonnier sur le projet 503

« Les évasions étaient rares. Il y avait dans le camp un répartiteur (celui qui distribue le travail), son nom de famille était Alimov. C’était un marin au long cours. Il avait un bon sens de l’orientation. Il s’évada avec un truand. Seul le truand revint. « Où est le deuxième ? » lui demanda-t-on, « je l’ai mangé » répondit-il. Ils l’exécutèrent pour cannibalisme. »
(Projet N°503 (1947-1953) Documents. Documentation. Recherches., Fascicule 1, p.54)


Ivan Khekovitch Salinder, éleveur de rennes de la région de Nadym

[Interview mené par l’historien Vadim Gritzenko]

- V.G. : Les prisonniers que vous avez vus, étaient-ils émaciés ou se portaient-ils bien ?
- I.S. : Ils étaient hargneux. Voilà ce dont je me souviens… j’ai entendu une fois que cinq personnes s’étaient évadées d’un camp de Nadym. Ils s’enfuirent à cinq, mais il n’en resta qu’un seul.
Ils prirent la fuite en été. Ils n’étaient pas beaucoup habillés, ils n’avaient qu’un couteau et une hache. Pas de provisions. Chacun des fuyards considérait les autres membres d’un oeil de prédateur. Quand ils s’apprêtaient à dormir, le meneur disait : « je vais lancer la hache et vous, ne regardez pas où elle atterrit ». Et puis quand l’un d’eux s’assoupissait, le meneur allait chercher la hache et le décapitait. Et les autres se nourrissaient du corps. À la fin, il ne resta plus que le meneur.
Une fois en octobre, après que les premières neiges soient tombées, des éleveurs de rennes du kolkhoz de Stary Nadym ont trouvé des traces qui s’étendaient le long des berges du fleuve. Dans le pâturage se trouvaient quatre éleveurs. Ils avaient été informés d’une fuite récente et avertis qu’il fallait être vigilant par des contrôleurs russes travaillant dans les brigades. Bref, des bergers à l’avant du troupeau croisèrent le fuyard : “Les mains en l’air!” À cette époque, chaque éleveur de rennes était armé. L’évadé jeta sur le côté la hache et le couteau et leva les mains. “Tu vas où?” lui demandèrent les éleveurs. “Je dois aller à Kho-Kharad” répondit le zek. Autrement dit à Berezovo. “Je vous paierai grassement” poursuivit-il.
Ils finirent par conduire cet individu à leur campement où il fut leur hôte pendant environ cinq jours. Puis un matin, ils lui dirent : « Maintenant, on va atteler de bons rennes, on prépare trois attelages – il est temps d’aller à Kho-Kharad. » Ils le firent monter sur un traîneau et voyagèrent jour et nuit. Un matin, alors qu’ils approchaient de la gare de Nadym, il reconnut les lieux et leur dit : « Vous m’avez ramené à l’endroit même d’où je suis parti. » et il sauta du traîneau. Mais les Nénètses l’attrapèrent. Ensuite, pendant que l’un d’eux le tenait, les autres firent venir les gardiens. Un gardien arriva et dit au fuyard : « Vos papiers ! ». Bref, ils l’emmenèrent pour qu’il leur montre les restes de ses camarades. On ne trouva qu’une seule tête. »
(V. N. Gritsenko, Le Yamal du Nord sous Staline, p.136)